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Pendant la journée, on n’avait jamais le temps de penser, jamais l’occasion d’être un “moi”. Pendant la journée, la camaraderie était un bonheur. Aucun doute : une espèce de bonheur s’épanouit dans ces camps, qui est le bonheur de la camaraderie. Bonheur matinal de courir ensemble en plein air, bonheur de se retrouver ensemble nus comme des vers sous la douche chaude, de partager ensemble les paquets que tantôt l’un, tantôt l’autre recevait de sa famille, de partager ensemble la responsabilité d’une bévue commise par l’un ou l’autre, de se prêter mutuellement aide et assistance pour mille détails, de se faire une confiance mutuelle absolue dans toutes les occasions de la vie quotidienne, de se battre et de se colleter ensemble comme des gamins, de ne plus se distinguer les uns des autres, de se laisser porter par un grand fleuve tranquille de confiance et de rude familiarité… Qui niera que tout cela est un bonheur ? Qui niera qu’il existe dans la nature humaine une aspiration à ce bonheur que la vie civile, normale et pacifique ne peut combler ?

Moi, en tout cas, je ne le nierai pas, et j’affirme avec force que c’est précisément ce bonheur, précisément cette camaraderie qui peut devenir un des plus terribles instruments de la déshumanisation – et qu’ils le sont devenus entre les mains des nazis. C’est là le grand appeau, l’appât majeur dont ils se servent. Ils ont submergé les Allemands de cet alcool de la camaraderie auquel aspirait un trait de leur caractère, ils les y ont noyés jusqu’au delirium tremens. Partout, ils ont transformé les Allemands en camarades, les accoutumant à cette drogue depuis l’âge le plus malléable : dans les Jeunesses hitlériennes, la SA, la Reichswehr, dans des milliers de camps et d’associations – et ils ont, ce faisant, éradiqué quelque chose d’irremplaçable que le bonheur de la camaraderie est à jamais impuissant à compenser.

La camaraderie est partie intégrante de la guerre. Comme l’alcool, elle soutient et réconforte les hommes soumis à des conditions de vie inhumaines. Elle rend supportable l’insupportable. Elle aide à surmonter la mort, la souffrance, la désolation. Elle anesthésie. Supposant l’anéantissement de tous les biens qu’apporte la civilisation, elle console de leur perte. Elle est sanctifiée par de terrifiantes nécessités et d’amers sacrifices. Mais séparée de tout cela, recherchée et cultivée pour elle-même, pour le plaisir et l’oubli, elle devient un vice. Et qu’elle rende heureux pour un moment n’y change absolument rien. Elle corrompt l’homme, elle le déprave plus que ne le font l’alcool et l’opium. Elle le rend inapte à une vie personnelle, responsable et civilisée. Elle est proprement un instrument de décivilisation. À force de camaraderie putassière, les nazis ont dévoyé les Allemands ; elle les a avilis plus que nulle autre chose.

Il faut surtout bien voir que la camaraderie agit comme un poison sur des centres terriblement vitaux. (Encore une fois : certains poisons peuvent procurer le bonheur, le corps et l’âme peuvent désirer le poison, et les poisons bien employés peuvent être bénéfiques et indispensables. Ils n’en restent pas moins des poisons.) Pour commencer par le plus vital de ces centres, la camaraderie annihile le sentiment de la responsabilité personnelle, qu’elle soit civique ou, plus grave encore, religieuse. L’homme qui vit en camaraderie est soustrait aux soucis de l’existence, aux durs combats pour la vie. Il loge à la caserne, il a ses repas, son uniforme. Son emploi du temps quotidien lui est prescrit. Il n’a pas le moindre souci à se faire. Il n’est plus soumis à la loi impitoyable du “chacun pour soi” mais à celle, douce et généreuse, du “tous pour un”. Prétendre que les lois de la camaraderie sont plus dures que celle de la vie civile et individuelle est un mensonge des plus déplaisants. Elles sont d’un laxisme tout à fait amollissant, et ne se justifient que pour les soldats pris dans une guerre véritable, pour l’homme qui doit mourir : seule, la tragédie de la mort autorise et légitime cette monstrueuse exemption de responsabilité. Et on sait que même de courageux guerriers, quand ils ont reposé trop longtemps sur le mol oreiller de la camaraderie, se montrent souvent incapables plus tard d’affronter les durs combats de la vie civile.

Beaucoup plus grave encore, la camaraderie dispense l’homme de toute responsabilité pour lui-même, devant Dieu et sa conscience. Il fait ce que tous font. Il n’a pas le choix. Il n’a pas le temps de réfléchir (à moins que, par malheur, il ne se réveille seul en pleine nuit). Sa conscience, ce sont ses camarades : elle l’absout de tout, tant qu’il fait ce que font tous les autres.

Puis les amis prirent le vase

Et tout en déplorant les tristes voies du monde

Et ses amères lois

Ils jetèrent l’enfant au pied de la falaise.

Pied contre pied, soudés, ils se tenaient ainsi

Sur le bord de l’abîme

Et en fermant les yeux ils le précipitèrent.

Plus que son voisin nul n’était coupable.

Ils jetèrent de la terre

Et des pierres

Dessus74.

Ces vers sont signés de l’écrivain communiste Bertolt Brecht, et ils se veulent élogieux. Là comme sur bien des points, communistes et nazis sont d’accord.

Nous étions quand même des magistrats stagiaires, des universitaires intellectuellement formés, futurs juges, et certainement pas une bande de couards dépourvus de caractère et de convictions. Si quelques semaines de Jüterbog avaient fait de nous un magma décérébré dont on pouvait mesurer le niveau mental à l’aune des déclarations que j’ai citées sur Paris ou sur les incendiaires du Reichstag, lesquelles ne suscitaient aucune contradiction, cela était l’ouvrage de la camaraderie. Car la camaraderie implique inévitablement la stabilisation du niveau intellectuel sur l’échelon inférieur, celui que le moins doué peut encore atteindre. La camaraderie ne souffre pas la discussion : c’est une solution chimique dans laquelle la discussion vire aussitôt à la chicane et au conflit, et devient un péché mortel. C’est un terrain fatal à la pensée, favorable aux seuls schémas collectifs de l’espèce la plus triviale et auxquels nul ne peut échapper, car vouloir s’y soustraire reviendrait à se mettre au ban de la camaraderie. Je les reconnaissais bien, ces schémas qui, au bout de quelques semaines, dominaient sans partage et sans issue notre camaraderie ! Ce n’était pas à proprement parler les conceptions officielles des nazis – et pourtant, c’étaient des conceptions nazies. C’étaient les idées des enfants de la Grande Guerre, celles du Rennbund Altpreussen et des clubs sportifs de l’époque Stresemann. Quelques traits spécifiques de la doctrine nazie ne s’étaient pas encore vraiment enracinés. C’est ainsi que “nous” n’étions pas violemment antisémites. Mais “nous” n’étions pas non plus disposés à en faire un cheval de bataille. On ne se laissait pas émouvoir par les détails. “Nous” étions un être collectif, et d’instinct, avec toute la lâcheté, toute l’hypocrisie intellectuelles de l’être collectif, “nous” ignorions ou refusions de prendre au sérieux ce qui aurait pu menacer notre euphorie collective. Un Troisième Reich en réduction.

Il était frappant de voir la camaraderie décomposer activement tous les éléments d’individualité et de civilisation. Le premier domaine de la vie individuelle qui ne se laisse pas si facilement réduire à la camaraderie, c’est l’amour. Or, la camaraderie dispose contre lui d’une arme : l’obscénité. Chaque soir, au lit, après la dernière ronde, on lâchait des obscénités, c’était une sorte de rituel. Cela figure inévitablement au programme de toute communauté masculine. Et rien n’est plus aberrant que l’opinion de certains auteurs qui y voient un exutoire pour la sexualité frustrée, une compensation et je ne sais quoi encore. Loin de susciter désir et plaisir, ces obscénités visaient à rendre l’amour aussi repoussant que possible, à le rapprocher des fonctions digestives, à en faire un objet de dérision. Ces hommes qui débitaient leurs blagues de rouliers, usant de termes grossiers pour désigner certaines parties du corps féminin, niaient par là même qu’ils eussent jamais été tendres, amoureux, fervents ; qu’ils se fussent jamais montrés sous un jour aimable et flatteur ; que ces mêmes parties leur eussent jamais inspiré des mots très doux… Ils étaient virilement très au-dessus de ces fadaises de la civilisation.

Conformément à la tendance générale, il allait de soi que la politesse et les bonnes manières étaient des proies faciles pour la camaraderie. Il était bien loin, le temps où rougissant, maladroit, on s’inclinait dans les salons pour montrer sa bonne éducation. “Merde” était ici l’expression normale de la désapprobation, “alors, bande de cons” une apostrophe amicale et le Schinkenkloppen75 un passe-temps apprécié. L’obligation d’être adulte était suspendue – remplacée il est vrai par l’obligation de se conduire en gamins. C’est ainsi qu’on assaillait nuitamment la chambrée voisine à coups de “bombe à eau”, des gobelets remplis que l’on vidait dans les lits des victimes… Une bagarre s’ensuivait, à grand renfort de oh ! et de ah !, de piaillements et d’éclats de rire. C’était un mauvais camarade, qui refusait de participer au jeu ! Si la ronde approchait, tout le monde disparaissait en un clin d’œil sous les couvertures en gémissant d’excitation, puis simulait le sommeil avec des ronflements sonores. La camaraderie naturelle commandait que les victimes de cette attaque traîtresse se taisent devant les autorités ; elles préféraient prétendre avoir elles-mêmes mouillé leurs lits. En retour, on pouvait s’attendre à une expédition punitive la nuit suivante…

Cela nous amène à certaines coutumes primitives obscures et sanglantes, forcément respectées elles aussi. Quiconque péchait contre la camaraderie, surtout les “snobs” ou les “bêcheurs”, quiconque se montrait plus individualiste que ne l’autorisaient les lois du groupe, était condamné à des représailles nocturnes. Pour des péchés véniels, on était traîné sous la pompe. Mais lorsque l’un d’entre nous fut convaincu de s’être mieux servi que les autres en distribuant les rations de beurre (qui d’ailleurs étaient encore tout à fait suffisantes à l’époque), il tomba sous le coup d’une justice redoutable. La procédure fut sombrement discutée en son absence ; le soir, une fois la ronde passée, la lourde atmosphère qui régnait dans la chambrée était celle qui précède une exécution capitale. Même les obscénités rituelles ne furent pas saluées par les rires coutumiers. Soudain retentit la voix terrible et courroucée du juge suprême autoproclamé :

— Meyer ! Nous avons à te parler !

Mais avant même qu’on commence à “parler”, le malheureux était tiré hors de son lit et étendu sur une table.

— Que chacun frappe Meyer une fois ! clama le juge d’une voix tonitruante. Aucune exception ne sera admise !

Du dehors, j’entendais le bruit des coups. Parce que je faisais bel et bien exception. J’avais prétendu, sur le ton de la plaisanterie, ne pas supporter la vue du sang, et on m’avait généreusement autorisé à faire le guet. Le réprouvé se soumit à son destin. Les lois obscures de la camaraderie, que nous sentions tous peser sur nous comme un nuage menaçant indépendant de notre volonté, l’auraient vraiment mis en danger de mort s’il avait porté plainte. Quoi qu’il en fût, les choses se tassèrent et, quelques jours plus tard, le condamné, ayant purgé sa peine, reprit sa place parmi nous sans être atteint dans son honneur ni dans sa dignité. Car les lois de l’honneur et de la dignité ne résistaient pas non plus à l’action corrosive de la camaraderie.

On le voit : cette belle camaraderie virile, inoffensive, tant vantée, est un abîme diabolique des plus périlleux. Les nazis savaient bien ce qu’ils faisaient en l’imposant à un peuple entier comme forme normale d’existence. Et les Allemands, si peu doués pour la vie individuelle et le bonheur individuel, étaient terriblement prêts à l’accepter, à échanger les fruits haut perchés, délicats et parfumés de la dangereuse liberté, contre cet autre fruit qui, juteux et luxuriant, pend à portée de leur main : le fruit hallucinogène d’une camaraderie généralisée, globale, avilissante.

On dit que les Allemands sont asservis. Ce n’est qu’une demi-vérité. Ils sont aussi quelque chose d’autre, quelque chose de pire, pour quoi il n’existe pas de mot. Ils sont encamaradés. C’est un état terriblement dangereux. On y vit comme sous l’emprise d’un charme. Dans un monde de rêve et d’ivresse. On y est si heureux, et pourtant on n’y a plus aucune valeur. On est si content de soi, et pourtant d’une laideur sans bornes. Si fier, et d’une abjection infra-humaine. On croit évoluer sur les sommets alors qu’on rampe dans la boue. Aussi longtemps que le charme opère, il est pratiquement sans remède.

Histoire d'un allemand
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